Simone Veil - Un héritage humaniste

SIMONE VEIL, UN HÉRITAGE HUMANISTE 212 cet enfer des hommes où la préoccupation peut être d’attendre que son voisin meure pour obtenir un supplément de ration de pain qui lui était destiné ? Mais où est l’humain qui a lui aussi déserté les cœurs et les pensées ? Décidément « Kant a les mains propres mais il n’a pas de mains », rappelle avec pertinence Valéry : une morale qui ne s’incarne pas, n’a pas de sens. Et pourtant… elle ne pou- vait savoir, alors, que les épreuves qu’elle allait endurer, aux limites de l’horreur, allaient imposer, après la guerre, la notion de dignité humaine dans la plupart des constitutions des pays et inspirer la Déclaration universelle des droits de l’homme. Trente-sept pays inscrivent dans leur Constitution une référence à la dignité à la suite de la Shoah. La Déclaration des droits de l’homme de 1948 invoque « l’égale dignité de toute vie humaine » et dispose que : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » dans son article premier comme dans la Constitution allemande. Simone Jacob ne pouvait pas imaginer que ce « concept flou » de dignité susciterait l’attention du Conseil constitutionnel de son pays près d’un demi-siècle plus tard. Elle aurait été surprise d’apprendre qu’à peu près à la même époque, « le lancer de nains » était interdit à Morsang-sur-Orge au nom de cette même dignité, inaliénable, considérée par leConseil d’État comme une composante de l’ordre public. Au moment de franchir les portes du malheur dans un geste d’adieu définitif au paradis de l’en- fance perdue à jamais, la jeune Simone s’asperge avec quelques camarades des restes d’un flacon de parfum, sans penser alors qu’elle pénètre dans un univers de « démolition de l’homme », comme le définissait Primo Levi. Pour définir ce qui est digne, peut-être est-il plus facile de considérer, en opposition, ce qui est indigne. Commence dans le camp, en effet, une existence, une survie dans la négation de la personne humaine, une vie à survivre, à subir. La jeune fille allait en faire la douloureuse expérience. Hegel dit que « c’est la reconnaissance d’autrui qui fonde le sentiment de sa propre dignité ». La dignité doit, dit-on, se lire dans le regard de l’autre, la jeune fille ne voit pas sa dignité dans le regard indifférent et humiliant des bourreaux. Faut-il donc, pour accepter de perdre son humanité, commencer par nier celle de sa victime pour pouvoir la détruire sans être coupable ? Faut-il, pour survivre, accepter de nier sa propre dignité et donner raison à celui qui nie la vôtre ? Primo Levi, dans Si c’est un homme , rappelle : « Ils nous enlèveront jusqu’à notre nomet si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom quelque chose de nous, de ce que nous étions subsiste ». Puisque tout est perdu et lamort probable, sinon certaine, il ne reste qu’à essayer de ne pas « se perdre soi-même ». Peut-être est-ce cela la dignité, ne pas accepter, ne pas renoncer à soi-même, à son nom, aux siens. C’est ainsi que lorsqu’une opportunité d’échapper à la mort survient, la jeune Simone parvient à faire bénéficier sa mère et sa sœur de cette possibilité. C’est Capo, la considérant « trop belle pour mourir », qui leur sauve la vie en les mutant dans un espace moins exposé. Cesmoments inscritsdans lamémoirede la jeunefillene s’effaceront jamais et, comme ces souvenirs, le tatouage la reliera à jamais à cette multitude de morts, à ces êtres chers disparus. Le père et le frère,

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